Bernard Lambeau

February 11, 2024

L'éco-anxiété comme moteur, mais comme moteur de quoi ?

Sur invitation de Samuel M. - membre de Pakman, groupe activiste climatique qui érigea la Pierre de Rosette du Climat - j'ai écouté avec intérêt le documentaire Même pas peur, l'éco-anxiété comme moteur, disponible sur Auvio et dont je recommande l'écoute.

Le documentaire raconte la conversion de Vinz Kanté, ancien animateur radio qui découvre les rapports du GIEC lors de la crise du COVID, change de job, monte la chaîne LIMIT et utilise depuis toute son énergie, sa passion et son talent à sensibiliser sur les limites planétaires. J'ai écouté nombre d'interviews menées par Vinz, c'est un travail remarquable, qu'il faut écouter.

Le documentaire propose une lecture de l'éco-anxiété au travers de quatre niveaux de prise de conscience écologique. Les activistes climatiques passeraient de niveau en niveau un peu comme dans un jeu vidéo: déni, apathie, action, révolution. En première approche, cette lecture me parle:

  • j'ai connu la détresse du niveau 2,
  • je rencontre, parfois à ma table, nombre de gens coincés au niveau 1 (plus que toute autre chose, la Pierre de Rosette dénonçait le déni climatique, combat qui reste pleinement d'actualité),
  • quand on en parle calmement, on trouve souvent chez eux une crainte (légitime) du niveau 2
  • je connais plein de gens au niveau 3 qui ne monteront pas au niveau 4 (voir plus bas)
  • j'ai rencontré, connaît, ou suit sur les réseaux pas mal d'activistes actifs au niveau 4

Le documentaire pose aussi largement question (et c'est très bien !), parce qu'il véhicule un narratif dont la véracité ne m'est pas évidente. Ce narratif c'est qu'il s'agit de passer par ces 4 niveaux, dans cet ordre, pour progresser écologiquement (individuellement et en société). C'est largement discutable... Et c'est très bien ainsi. Discutons.

  1. Tout d'abord il ne s'agit pas d'un processus linéaire. J'ai eu l'occasion de vivre, dans les mouvements en transition (disons, au niveau 3) comme chez les activistes climatiques (disons, au niveau 4), des comportements de déni écologique qui me semblaient personnellement évidents, mais ne l'étaient pas pour d'autres. Pas de petites incohérences, écarts, et autres régressions temporaires, discutées d'ailleurs dans le documentaire. Non, des violations écologiques profondes (bien sûr depuis mon propre référentiel), qui n'étaient précisément pas discutées (sur des sujets aussi variés que la gestion des déchets, l'hygiène de groupe, l'humilité, le rapport au temps, la mobilité, etc.).

    Je ne l'écris pas ici pour le dénoncer ou le regretter, mais simplement pour illustrer qu'on peut être en même temps au niveau 1 et au niveau 4, sans même en être conscient. Les courbes écologiques sur lesquelles nous évoluons sont nombreuses et variées, il faut le conscientiser et éclairer les narratifs (même volontairement gardés simples) pour éviter de prêter le flan à des critiques simplistes.

  2. Ensuite, il faut distinguer l'action (voire la révolution) qui diminue l'éco-anxiété de celle dont naît l'écologie. On trouvera facilement des personnalités chez qui ces objectifs sont alignés (p.ex. Adelaïde Charlier ou Vinz Kante, qui revendiquent l'action pour diminuer l'éco-anxiété ; leur cohérence écologique est un postulat de ma part, que j'assume). Mais on aurait tort de prendre cet alignement pour acquis, ou offert magiquement par l'accès au niveau 4 (on n'est pas dans un jeu vidéo). De même, on aurait tort de juger que seul le niveau 4 permette cet alignement. Ce qui m'amène aux deux points suivants.

  3. Je pense connaître des gens qui ne participeront jamais à une action revendicatrice, encore moins à la révolution, mais dont les comportements sont éminemment plus alignés à l'effort climatique et écologique nécessaire que la très grande majorité, activistes inclus. C'est aujourd'hui un poncif ; ça ne dit d'ailleurs rien de leur éco-anxiété (je leur poserai la question). Passons.

  4. Avec le temps, je finis par être en désaccord (partiel) avec les messages souvent véhiculés par les personnes qui évoluent aux niveaux 3 et 4: "rien ne bouge", "les décideurs ne font rien", etc. Les "conversions" comme celles de Vinz Kante (un autre exemple nous est offert par la démission fracassante de Laurent Lievens) sont bienvenues et il faut se réjouir qu'elles soient largement relayées dans la presse et sur les réseaux sociaux. Elles ont l'avantage d'être de gigantesques coups de bélier dans les modes mentaux et autres systèmes économiques qui nous enferment. Il faut néanmoins éviter de présenter ces retournements spectaculaires comme des passages obligés:

    • D'abord parce qu'il n'est pas meilleure manière de faire naître l'éco-anxiété chez celles et ceux qui n'ont pas les moyens d'une telle transformation ou pour qui le chemin à suivre n'est pas évident. J'en faisais la remarque à Cédric Chevalier: quelle majorité pourra annoncer "hier je m'occupais de choses futiles, aujourd'hui je m'occupe du problème essentiel" ? Une enseignante, un infirmier, une informaticienne, un politique local, une caissière, un camioneur ?

    • Ensuite et surtout parce que ce serait faire peu de cas de l'ensemble du "corps intermédiaire écologique", chez qui tant la prise de conscience que les actes évoluent de manière évidente à qui sait regarder. Ce corps est fait de millions d'insiders qui, à côté de quelques exiters, écoutent, questionnent, racontent, transforment, avancent. Trop lentement, soit, mais tout aussi réellement.

Ceci étant, la sensibilisation reste encore et toujours - et c'est malheureux - le premier pilier de la transformation nécessaire. Les actes du niveau 4, même pseudo-violents (jeter de la soupe sur des vitres, occuper un rond point, passer une barrière sur un site industriel en Allemagne), n'ont pas d'autre objectif.

Je suis sûr que certains activistes trouveront cela un peu fade, mais plus qu'une montée au niveau "révolution" pour tous, j'espère que l'éco-anxiété offrira le vrai moteur réellement nécessaire à ce stade: un grand accord entre les niveaux 2, 3, et 4 pour soutenir - ouvertement et le plus visiblement possible - toute action et tout mode de pensée qui permette de monter directement au niveau 5, celui d'un monde encore viable.