Bernard Lambeau

January 13, 2024

Prôner la décroissance ?

Une personne proche m'a dit récemment "Chez nous on prône la décroissance" (parlant de l'entreprise où elle travaille). Ca m'a fait réfléchir.

D'abord et avant tout parce que s'il est possible, peut-être, avec moultes précautions oratoires, que j'en vienne à prôner personnellement la décroissance sur un plan plutôt théorique, jamais à ce stade de ma réflexion et lectures sur le sujet, je ne m'aventurerais à dire que c'est le cas de mes deux sociétés: Enspirit et Klaro Cards.

C'est qu'entre décroissance idéologique sérieuse (p.ex. chez des penseurs comme Thimothée Parrique ou Bernard Friot) et réalité économique très locale de l'indépendant (garantir en partie sa propre pension) au chef d'entreprise (p.ex. payer les salaires chaque fin de mois sans pouvoir complètement tordre le cou aux prix du marché ni virer tout qui ne s'inscrirait pas dans l'idéal supposé) il y a un sacré gouffre qui invite à la prudence.

Gouffre qui, c'est vrai, n'empêche absolument pas de "prôner la décroissance". C'est même heureux qu'on le fasse, puisque c'est bien la preuve que les niveaux de conscience évoluent, ce qui semble plutôt réjouissant... Il faut sans doute qu'on dépasse les mots néanmoins, et préciser chacun et chacune ce que cela veut dire pour soi-même.

Car sur le plan théoretico-macroscopique et au risque de simplifier à outrance, la décroissance c'est plutôt consensuel pour tout qui est un brin ouvert à l'état actuel du monde (quoique): si prôner la décroissance c'est changer d'indicateur, oublier le PIB, et vouloir faire croitre le soin, la santé, la beauté, le plaisir, l'équilibre écosystémique, la poésie, ou la connaissance, ma foi, c'est un programme derrière lequel on se rangera aisément.

Dans le cadre de la décroissance très pratique et beaucoup plus locale, j'avoue avoir personnellement moins de réponses que de questions. Me rappelant avec délectation d'un keynote de David Harel (du temps où j'étais chercheur), qui osait un exposé de recherche fait de bien plus de questions ouvertes que de réponses, je m'ose à l'exercice (sans le sérieux d'une expertise du domaine dans mon cas), en espérant qu'il puisse (me) servir:

1. Une entreprise de service qui n'a visiblement jamais prôné la croissance (p.ex. une petite équipe de taille stable depuis des années) doit-elle prôner la décroissance ?

2. Est-il nécessaire de faire décroitre le temps de travail (et/ou le salaire) pour prôner la décroissance, quand on est payé.e au-dessus de la moyenne ?

3. Prône-t-on la décroissance, si, sans chercher à fermer son entreprise, on ne travaille pas directement ni même indirectement pour le soin, la santé, la beauté, le plaisir, l'équilibre écosystémique, la poésie, ou la connaissance ?

4. Peut-on chercher à faire connaître largement son produit, service ou entreprise si l'on prône la décroissance ?

5. Prône-t-on la décroissance si l'on évolue dans un secteur très largement arosé par de l'argent public, sans avoir le courage de dénoncer publiquement quand cet argent est mal utilisé ?

6. Prône-t-on la décroissance sans le faire publiquement ?

7. Prôner la décroissance implique-t-il d'émettre un vote cohérent, à tous les niveaux de pouvoirs ?

8. Est-il nécessaire d'être impliqué.e dans du travail bénévole au service du bien commun pour prôner la décroissance ?

9. Peut-on prôner la décroissance sur le plan théorique en attendant que cela devienne quelque chose de plus pratique plus tard (en s'engageant par exemple à ne pas le combattre politiquement)  ?

10. Peut-on prôner une croissance forte d'un produit, service ou entreprise qui servirait largement le monde avec ce dont il a vraiment besoin ?

11. Prôner la décroissance est-il compatible avec l'automatisation du travail ?

Sans prétendre qu'il s'agisse là des meilleures qu'on puisse trouver, ces questions me semblent essentielles pour qui veut éviter le decroissance-washing. A défaut d'y trouver réponse pratico-pratique, on pourra attendre quelques dizaines d'années et observer le système. L'adage ne dit-il pas " Les actions parlent plus fort que les mots " ?