Date de publication originale : 27 décembre 2018
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L'excitation n'avait fait que grandir, accompagnée de sa jumelle l'impatience ; la nuit tombait, et la table était prête. Dans la chaleur de la cheminée qui contrastait avec le givre déposé sur les carreaux des fenêtres, je tentais de tromper mon ennui devant la télévision.
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L'excitation n'avait fait que grandir, accompagnée de sa jumelle l'impatience ; la nuit tombait, et la table était prête. Dans la chaleur de la cheminée qui contrastait avec le givre déposé sur les carreaux des fenêtres, je tentais de tromper mon ennui devant la télévision.
À cette époque, Jean-Pierre Foucaud présentait « Disney Channel » sur la première chaîne, et pendant le réveillon de Noël se voyait être diffusée une émission spéciale en début de soirée, signal annonciateur parmi quelques autres que le jour était enfin arrivé : le calendrier de l'avent était vide, depuis le matin ma mère s'affairait en cuisine dans des odeurs épicées et merveilleuses, mon père avait restocké du bois pour la cheminée, et alors que l'obscurité s'installait dehors, je pouvais exceptionnellement regarder un dessin animé à la télévision, à une époque où le magnétoscope était un luxe. Tout était prêt, dans l'attente des invités.
Sans que je n'en ai vraiment conscience à l'époque, Noël était l'occasion dans ma famille, un jour dans l'année, d'oublier être pauvres. J'ai passé mon enfance à regarder mes parents se tuer à la tache, mon père ayant même été jusqu'à enchaîner deux travails à suivre dont un de nuit — près de seize heures par jour, pour assurer à sa famille de vivre un peu dignement. J'ai connu une période pendant laquelle, avec le recul, mes parents se privaient silencieusement pour s'assurer que ma soeur et moi-même ne puissions nous douter de rien, notre assiette toujours pleine.
Mais à Noël ? À Noël, non, à Noël, la magie opère. Noël est un moment hors du temps comme du contexte socio-économique. Ainsi s'établissait un rituel que les difficultés n'auraient su remettre en cause, et venaient à la maison mes cousins et grand-cousins comme leurs parents, pour une tablée comprenant entre douze et vingt personnes en fonction des années.
En face de chez nous vivait un vieux monsieur célibataire depuis toujours, oublié de la vie, de sa famille éloignée comme de la modernité ; il n'avait pas les toilettes, pas de douche ni de baignoire, une seule ampoule électrique au verre obscurci qui pendait du plafond de sa chaumière à la pièce unique et dans laquelle trônait, proche de la cheminée enfumant l'air et à quelques pas de son unique armoire et de sa table au bois vermoulu, un lit gigantesque recouvert de couvertures ayant probablement connu le Directoire.
Les visites chez lui sentaient le vieux café bouilli et cette odeur de sablés à bas prix contenus dans une vieille boîte de fer blanc qu'il ouvrait avec un sourire malicieux pour nous en glisser quelques uns dans les mains.
Autant vous dire que Noël, en dehors de la messe de minuit dans l'église du village maintenant bien trop éloignée (et puis, soyons honnête, je pense que le brave homme n'était pas très religieux), il n'en connaissait rien. Ainsi, fidèles à mes chères racines bretonnes, une assiette était toujours prête pour les fêtes pour lui, et c'était une joie de le voir traverser la route, les cheveux rares peignés de frais, la mèche rebelle collée à force de salive sur le front dégarni sous sa casquette éternelle.
Le repas commençait une fois tout le monde arrivé, habillés de leurs meilleurs atours, et l'ambiance était effectivement à la fête ; la présence des enfants, du voisin, et d'éléments épars de la famille de mes deux parents permettant d'éviter les rancoeurs ou les discussions polémiques qu'on rattache souvent à ce genre d’événements familiaux. Et quel repas — gargantuesque ! Bien malgré qu'en ait mon père, ma mère a toujours été une cuisinière hors pair, et ses plats régalaient le monde tant par leur finesse que par leur générosité. Noël, c'était le jour de l'abondance, et s'il fallait que nous mangions des restes pendant la semaine qui suivait et ce à tous les repas, c'était un sacrifice acceptable. Toasts et petits fours maison pour commencer, bien vite suivis des entrées de charcuterie, puis celles de poisson, puis les fruits de mer, les tourtes ou les viandes rouges, avant d'embarquer sur le plat principal, la dinde farcie aux marrons, qui serait suivie de fromage et de salade.
Il est arrivé que des gens ne soient pas prévenus ou n'aient pas compris les avertissements compatissants ; « Pourquoi ne mangent-ils qu'une bouchée de chaque plat, alors que le goût est si merveilleux ? ». Parce que, tu le découvriras très vite, tu ne tiendras jamais jusqu'à la fin sinon.
Les enfants que nous étions restions relativement calmes et heureux d'être présents, et mangions de bon appétit — car c'est bien connu : le Père Noël ne passe que le 25, et uniquement si nous avons été sages, en particulier dans les moments précédant son arrivée. Mais le repas durait, s'étalait, et très vite il était un peu plus de vingt-trois heures, et donc bientôt le jour de Noël.
Le Père Noël est un homme discret, et il est bien connu également qu'il ne passe que si tout le monde dort à la maison, ce qui est incompatible avec une maisonnée d'enfants turbulents et excités par la fête ! Il fallait donc ruser pour tromper le vieil homme.
Vite, nos parents nous enjoignaient d'aller nous coucher tous ensembles et de faire semblant de dormir, pendant qu'ils iraient prendre le café chez le voisin pour laisser le champs libre à celui que tout le monde attendait. Imaginez une chambre remplie d'une demie douzaine d'enfants excités comme des puces et faisant semblant de dormir, les « chut ! » étouffés, les ricanements nerveux !
Ici, les adultes sortaient avec grand fracas pour se diriger vers la maison du voisin. Mais ici, point de temps pour le café ! Tous les cadeaux étaient cachés depuis des semaines chez lui, empêchant toute découverte impromptue dans notre propre domicile, et il était temps, très silencieusement, d'entamer quelques allers-retours pour placer ceux-ci au pied du sapin s'imposant dans le salon, gigantesque, touchant le plafond.
Mon père enfilait alors un déguisement de Père Noël, retournait dehors, et agitait des cloches — Les cloches des rennes du Père Noël, pour les mioches extatiques qui tendaient les oreilles depuis plusieurs minutes afin de détecter l’arrivée du traineau !
Le Père Noël montait alors les marches menant aux chambres, d'un pas suffisamment lourd pour faire craquer l'escalier, mais suffisamment léger pour faire penser à quelqu'un ne voulant pas réveiller des potentiels dormeurs. Le silence, comme l'excitation, étaient totales. La porte s'entrouvrait alors sur la pièce plongée dans les ténèbres, et à travers l'entrebâillement éclairé vivement par la lumière du palier, une silhouette bonhomme, une ombre barbue scrutait l’obscurité dans notre direction, veillant sur notre sommeil, inconsciente (que nous pensions !) qu'au lieu de dormir, nos regards étaient braqués sur lui entre les cils de nos paupières à demi closes. Le Père Noël ne passe que dans les maisons où tout est calme, endormi. Et nous avions entendu les clochettes tintinnabuler.
Une fois assuré que nous dormions du sommeil du juste indispensable à son oeuvre, il redescendait l'escalier après avoir refermé la porte, et après être revenu discrètement dehors, il agitait à nouveau ses cloches, le traineau reprenant son envol. Paralysés dans nos lits, extatiques, nous n'osions pour autant sortir, avant que les adultes ne reviennent bruyamment de leur café et s'exclament en arrivant dans le séjour « Oooooh, il est passé, les enfants ! Venez vite ! », ce qui nous précipitait au bas de la demeure plus surement qu'une alarme incendie.
Peux-t-on jamais oublier la magie de descendre les marches menant vers son salon, et découvrir, enfant, une marée de cadeaux sous le sapin ?
La règle pour les invités étaient d'apporter au moins un cadeau pour chacun de leurs enfants, et l'histoire était rodée : le Père Noël sait tout, donc il sait bien que mes cousins étaient ici. Il amenait alors tout naturellement un cadeau là-même, le reste les attendant chez eux. L’illusion était simple mais parfaite. Suggestion plutôt qu’exposition directe, contexte, simplicité : le scénario était ficelé rondement.
Le repas se poursuivait officiellement sur le dessert, mais la compétition entre les jouets et les diverses pâtisseries et glaces était bien rude, jusqu'à ce que les jeux de société l'emportent et emmènent dans leur élan jusqu’à nos parents ravis de nos joies ingénues.
Seul soir dans l'année où nous avions le droit de nous coucher tard, la nuit restait courte pour moi, car je restais pressé de profiter de mes nouvelles acquisitions de l'année, dès le lendemain matin. Mon père était déjà debout, premier gardien du fort, et je me rappelle avec affection de ces quelques heures intimes dans le cœur du Noël et le silence étouffé du matin, chocolat chaud fumant sur la table basse — mes seuls souvenirs tendres de mon père.
Trente années plus tard, Noël est toujours imprégné pour moi de ces moments, de ces pages de ma vie dignes d'un conte de Noël ; trente années plus tard, elles composent toujours le prisme à travers lequel je considère le réveillon et la façon légitime de l'organiser. Ne vous demandez plus pourquoi je ne conçois pas Noël sans décoration, sans sapin, sans repas, sans magie ou sans feu de cheminée ; ne vous formalisez pas si je trouve obscène qu’un homme à la barbe synthétique visiblement fausse et par trop ressemblant à votre oncle André se présente à vos enfants pour personnifier un être magique. Indulgez-moi quand j’expose mon besoin de formalisme autour d’une fête aussi chère à mon cœur.
On se construit durant notre enfance, et vous êtes la somme de vos expériences et des valeurs consolidées que vous ont inculquées vos parents ; et si beaucoup d'adultes blasés se comportent comme si Noël était surévalué presqu'autant que superfétatoire pour eux en l’absence d'enfants, je remercie mes parents de m'avoir montré que la magie existait et vivait dans le regard de ceux qui le souhaitent.
Et chaque soir du vingt-quatre décembre, une partie de moi se réveille et se réjouit devant la perspective d'un repas somptueux, et pense entrevoir en fin de soirée, derrière une vitre assombrie, une silhouette barbue, observant si les enfants du lieu sont bien endormis, la table bien garnie, la maison bien décorée, cloche à la main.