Lomig

August 31, 2022

C'était il y a dix ans…

Date de publication originale : 15 juin 2012
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Travailler toute la journée.

Refaire le monde et exposer ses points de vue sur un management humain, rationnel, et impliqué.
Prendre de son temps sachant que personne ne nous attend ce soir, ni jamais.

L'heure file ! Déjà plus de bus ! Plutôt que remonter vers la gare des Chantiers, ce qui est la décision cohérente pour rentrer dans ma demeure versaillaise, descendre sur une impulsion la rue vers Porchefontaine, pour parcourir la ligne C sur la dernière portion vers la gare de Rive Gauche, quitte à arriver plus tard. C'est cela, le travail fin et méticuleux des Parques.

 

La porte s'ouvre. Il est là, devant moi. Son habituel sourire éclatant incrusté sur son visage. Le même sourire que celui que doit arborer Lífþrasir. Je le reconnais de suite. Il me reconnait immédiatement de même, et ose engager la conversation :

« Je te connais.
— Je te connais également. Le monde est petit. J'habite ici maintenant.
— J'habite ici aussi, mais c'est temporaire. »

Un silence s'installe. Pas grand chose. Les souvenirs reviennent. Sont-ils jamais partis ?
 
« C'est incroyable de se croiser ici après tout ce temps. Cela fait combien ?
— Huit, neuf ans ? je propose. Je suis parti peu de temps après toi, mais j'ai voyagé avant d'arriver ici.
— C'est marrant, me répond-t-il, avec le contexte politique actuel, j'ai pensé à toi il y a deux ou trois semaines. Tu te rappelles, on était devant le premier tour des fameuses élections avec le Front National, au travail, et tu as pris du temps pour m'expliquer et me faire comprendre les implications. Et tu m'as dit alors que tu n'aimais pas ton Papa, car il devait être heureux de voir cela... Cela m'a marqué. Tu as pris du temps. Pour moi. »

 

Il venait d'arriver d'Algérie, en France depuis quelques mois tout au plus. Nouveau pays, nouvelle culture. À peine le bac en poche, et encore ; les gens le dédaignaient pour cela. Dans la salle de repos du McDo, je lui ai effectivement expliqué les élections, ce qu'elles représentaient, ce qu'elles trahissaient, de l'élection prévisible de Chirac sur Lepen, de la vacuité démocratique de ce plébiscite à venir… J'étais son responsable pour la soirée, et on a discuté plutôt que je le pousse à reprendre ses activités. J'étais souvent son responsable. Les autres avaient tendance à le trouver lent, dissipé, trop perfectionniste, pas assez performant. L'avoir avec moi me frustrait souvent également, et je le poussais durement et sans relâche, mais moi je le trouvais souriant, chaleureux, curieux, attachant. Son sourire disait qu'il était gentil et vierge de tout vice, et que le monde le laissait intact. Pur.

L'élection ! C'est bien sûr ! Cela faisait très exactement dix ans !

 

« Alors, qu'as-tu fais depuis, lui demandé-je ?
— J'ai continué un peu mes études, et je travaille dans le conseil ! »


Continuer un peu, c'est obtenir un master, puis partir en Suisse pour un diplôme de commerce international, et finir par une grande école française. Ils en penseraient quoi, maintenant, ces petits chefaillons hautains qui le jugeaient déplorablement à l'aune de sa médiocre capacité à assembler un Big Mac rapidement ou à mémoriser la composition d'un Double Cheese ?

 

Il m'interroge sur mon propre devenir. Je lui parle des voyages. Des fuites en avant. De tous ces métiers qui n'ont rien à voir avec mes diplômes. De mon atterrissage dans le monde des jeux vidéos. Il me demande si je suis heureux. Une interrogation récente de ma sœur vient me hanter, qui fait écho à cette question, et qui y répond indubitablement. « As-tu déjà connu cet état, te dire que quoi que tu fasses, quoi que tu essaies, tu ne seras jamais heureux ? » 
Être heureux ? J'ai essayé. Je n'ai fait que cela, depuis le début.


« C'est une chose que j'ai toujours admiré en toi, et j'ai toujours su que tu ne changerais pas cela : tu fais ce qu'il te plait dans la vie, sans t'arrêter aux préjugés sur le travail, à l'échelle sociale, à ton passé… J'y repense souvent. Cela me donne la force de me dire qu'un jour moi aussi je ferai ce que je souhaite.
— Et que souhaites-tu ?
— Ouvrir un petit restaurant à moi…
— Vu ton parcours, rien d'insurmontable ! Étudie ton projet, prépare-le et fonce !
— Ma femme vient de finir ses études, mais oui, c'est en prévision pour après. »

 

On m'a demandé aujourd'hui si je pouvais considérer faire mon travail toute ma vie.
J'ignorais que cette question trouverait de nouveaux arguments ce soir, ma vie en question ayant de tels moyens de faire rire et bouleverser, par ces coïncidences incroyables.

 

Mais vite, la gare terminale est arrivée, et alors que je m'apprête à descendre vers le château, il s'apprête à remonter vers la Rue Royale.
« Je suis très heureux de t'avoir recroisé ici », me dit-il en me serrant la main longuement et chaleureusement.
Il le pense. Réellement. Je le pense également. Il continue :

« Quand je me remémore cette période, je pense à toi. Ce qui me marque, c'est ta rigueur. Ta droiture. Ton organisation. Ton exigence. J'ai beaucoup appris, et j'essaie de m'améliorer, mais je reste le moi chaotique d'alors, le plus souvent !
— Oh, tu as bien mené ta barque, jusqu'à présent. Ne sois pas si dur avec toi. Et un jour, sans doute, un restaurant ! Bonne continuation dans ta vie.
— Toi de même, me répond-il. »

 
Le contact physique se rompt. Nous partons dans des directions diamétralement opposées. Après quelques pas je m'arrête, me retourne, et regarde le dos de l'homme qu'il est devenu et qui s'éloigne loin de l'embranchement du destin qui nous a fait nous croiser, dix ans plus vieux, lui dix ans plus sage, moi dix ans plus moi-même, me remémorant ces rides qui commencent à parsemer son visage naguère si nubile et lisse, et songeant à mes propres cheveux clairsemés. Je retiens des larmes incompréhensibles et une émotion ineffable.

C'était il y a dix ans.

 

J'ai donc changé des vies et influencé des gens, à un niveau que je n'avais jamais soupçonné. Je ne me suis que rarement trahi, et je reste fidèle à mes valeurs, mais je ne pensais pas créer une empreinte de dix années chez quiconque. J'ai marqué non pas parce que je le voulais, mais parce qu'on a pensé que je le valais.

Grâce à un inconnu à l'accent berbère entrevu dans un train de banlieue, je me suis aimé, ce soir, un peu. Oui, Jalal, puisque je n'ai jamais oublié ton prénom, je pense l'être, heureux. Mais j'espère que tu l'es et le resteras plus que moi.