Date de publication originale : 14 mars 2021
---
Dans une grande bouffée d’air chaud et moite d’avoir été respiré de milliers de voyageurs, le dernier train pour mon domicile arrivait pour mettre fin à une soirée plutôt agréable ; après avoir entendu parler littérature et politique en bonne compagnie devant un diner composé de recettes antiques – au sens littéral du terme – j’allais pouvoir rentrer vers mon domicile et ma misanthropie habituelle.
Alors que je montai à bord, un soudain instinct me fait choisir une place un peu plus loin, et me voila, accompagné de mon conjoint, assis face à un jeune homme qui semblait avoir passé une soirée un peu arrosée. Très vite, il interrompit notre conversation pour nous demander un service : pourrait-il, plus loin, appeler un ami avec mon téléphone pour qu’il puisse prévenir de son arrivée prochaine en gare ? Son propre téléphone était en manque d’énergie. J'acquiesçai volontiers, et me replongeai dans Twitter.
Quelques tweets sans importance défilèrent avant que je ne tombasse sur les propos d’un ami enthousiaste à l’idée des nouveautés de Star Citizen ; cherchant à me montrer particulièrement fin, je cherchai une manière originale de produire une réponse cynique sur l’impossibilité de la sortie de ce jeu chimérique. Une référence au Dune de Jodorowsky tant attendu et finalement jamais sorti m’a paru pertinente, mais j’avais oublié le nom de son réalisateur. Je le demandai donc à Kévin.
Notre voisin de trajet sursauta à l’évocation du roman, et nous demanda si on parlait bien de Dune de Frank Herbert. Je me montrai heureux de confirmer, ce qui sembla l’inviter à une conversation prolongée. Pour une fois qu’on ne me parle pas de football dans un train, je n’allais pas le rejeter, et Dune est un sujet plutôt intéressant. Il avait lu tous les Dune, étant fan de littérature, une exception notable alors qu’il ne lisait aucune science-fiction.
Je me montrai intrigué : en 2019, les gens affirmant aimer la littérature sont peu nombreux, et la plupart du temps lisent principalement de la science-fiction ou de la fantasy – en particulier quand elles semblent dans la prime moitié de leur vingtaine. Je posai alors la question qui allait définir le ton de la suite de cette aventure ferroviaire : « Mais quel est le dernier livre que vous ayez lu ? »
Il me raconta Hugo, il me raconta Nerval, il me clama son désamour de Rousseau, l’homme, associé à son amour pour Rousseau, le moraliste, ainsi que sa préférence pour Hume ; perdu dans sa passion dévorante, le jeune homme dériva vers l’Histoire de la Magie de Eliphas Levi, de la littérature occultiste et kabbaliste de Stanislas de Guaita, pour finir sur ses auteurs préférés, Proust et Barbey d’Aurevilly – un des miens également.
Subjugué, je laissai ce petit bout d’homme m’expliquer son manque d’argent l’ayant empêché d’acheter un livre en particulier, sa détestation de son école de commerce, forcé par sa mère après avoir raté Ulm idiotement malgré sa majoration de Khâgne, son amour éternel des livres, la difficulté d’une telle passion quand on est originaire du Maroc et qu’on vit en cité entouré de personnes qui ne vous comprennent pas, et s’excuser encore de nous ennuyer pendant notre trajet. S’ennuyer, quand on parle des Diaboliques ?
C’est bien là le drame de mes rencontres sur les bancs du Transport Public : je ne saurai jamais son nom, mais je garderai longtemps en mémoire ce carré de papier plié qu’il garda tout contre sa poitrine pendant tout notre échange : un poème de Nerval que je ne connaissais pas et que je trouvai à mon goût, recopié de sa main — c’est plus facile pour apprendre — presque aussi agile que la mienne avec une plume.
Je garderai le souvenir de ce voyage de train où tout mon cynisme naturel a été battu en brèche devant un gamin cultivé et passionné ; où toutes les inégalités sociales n’auront pas réussi à empêcher quelqu’un de briller plus que le soleil ; où je me suis retrouvé humble devant une conversation des plus stimulantes.
Putain, mais quitte cette école de commerce de merde, et file étudier l’histoire et te spécialiser dans la littérature du XIXème siècle : le monde te mérite !
Je pensai durant cette mésaventure à photographier le titre du poème pour que je puisse le retrouver. Je l’apprendrai, et ce sera pour toi. Merci.
---
Dans une grande bouffée d’air chaud et moite d’avoir été respiré de milliers de voyageurs, le dernier train pour mon domicile arrivait pour mettre fin à une soirée plutôt agréable ; après avoir entendu parler littérature et politique en bonne compagnie devant un diner composé de recettes antiques – au sens littéral du terme – j’allais pouvoir rentrer vers mon domicile et ma misanthropie habituelle.
Alors que je montai à bord, un soudain instinct me fait choisir une place un peu plus loin, et me voila, accompagné de mon conjoint, assis face à un jeune homme qui semblait avoir passé une soirée un peu arrosée. Très vite, il interrompit notre conversation pour nous demander un service : pourrait-il, plus loin, appeler un ami avec mon téléphone pour qu’il puisse prévenir de son arrivée prochaine en gare ? Son propre téléphone était en manque d’énergie. J'acquiesçai volontiers, et me replongeai dans Twitter.
Quelques tweets sans importance défilèrent avant que je ne tombasse sur les propos d’un ami enthousiaste à l’idée des nouveautés de Star Citizen ; cherchant à me montrer particulièrement fin, je cherchai une manière originale de produire une réponse cynique sur l’impossibilité de la sortie de ce jeu chimérique. Une référence au Dune de Jodorowsky tant attendu et finalement jamais sorti m’a paru pertinente, mais j’avais oublié le nom de son réalisateur. Je le demandai donc à Kévin.
Notre voisin de trajet sursauta à l’évocation du roman, et nous demanda si on parlait bien de Dune de Frank Herbert. Je me montrai heureux de confirmer, ce qui sembla l’inviter à une conversation prolongée. Pour une fois qu’on ne me parle pas de football dans un train, je n’allais pas le rejeter, et Dune est un sujet plutôt intéressant. Il avait lu tous les Dune, étant fan de littérature, une exception notable alors qu’il ne lisait aucune science-fiction.
Je me montrai intrigué : en 2019, les gens affirmant aimer la littérature sont peu nombreux, et la plupart du temps lisent principalement de la science-fiction ou de la fantasy – en particulier quand elles semblent dans la prime moitié de leur vingtaine. Je posai alors la question qui allait définir le ton de la suite de cette aventure ferroviaire : « Mais quel est le dernier livre que vous ayez lu ? »
Il me raconta Hugo, il me raconta Nerval, il me clama son désamour de Rousseau, l’homme, associé à son amour pour Rousseau, le moraliste, ainsi que sa préférence pour Hume ; perdu dans sa passion dévorante, le jeune homme dériva vers l’Histoire de la Magie de Eliphas Levi, de la littérature occultiste et kabbaliste de Stanislas de Guaita, pour finir sur ses auteurs préférés, Proust et Barbey d’Aurevilly – un des miens également.
Subjugué, je laissai ce petit bout d’homme m’expliquer son manque d’argent l’ayant empêché d’acheter un livre en particulier, sa détestation de son école de commerce, forcé par sa mère après avoir raté Ulm idiotement malgré sa majoration de Khâgne, son amour éternel des livres, la difficulté d’une telle passion quand on est originaire du Maroc et qu’on vit en cité entouré de personnes qui ne vous comprennent pas, et s’excuser encore de nous ennuyer pendant notre trajet. S’ennuyer, quand on parle des Diaboliques ?
C’est bien là le drame de mes rencontres sur les bancs du Transport Public : je ne saurai jamais son nom, mais je garderai longtemps en mémoire ce carré de papier plié qu’il garda tout contre sa poitrine pendant tout notre échange : un poème de Nerval que je ne connaissais pas et que je trouvai à mon goût, recopié de sa main — c’est plus facile pour apprendre — presque aussi agile que la mienne avec une plume.
Je garderai le souvenir de ce voyage de train où tout mon cynisme naturel a été battu en brèche devant un gamin cultivé et passionné ; où toutes les inégalités sociales n’auront pas réussi à empêcher quelqu’un de briller plus que le soleil ; où je me suis retrouvé humble devant une conversation des plus stimulantes.
Putain, mais quitte cette école de commerce de merde, et file étudier l’histoire et te spécialiser dans la littérature du XIXème siècle : le monde te mérite !
Je pensai durant cette mésaventure à photographier le titre du poème pour que je puisse le retrouver. Je l’apprendrai, et ce sera pour toi. Merci.