Lomig

May 24, 2022

Le dormeur du VAL

Date de publication originale : 17 mai 2019
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Bien que les jours s’allongeaient déjà tandis que l’été approchait, le soleil était tombé depuis longtemps quand je rentrai dans la rame du métro automatique désertée.

Mon trajet devrait durer plusieurs dizaines de minutes, et je m’installai confortablement sur un siège, téléphone à la main. En face de moi, un homme.

Il était relativement jeune, d’une corpulence moyenne, le bas du visage couvert par une barbe courte de quelques jours ; la mâchoire un peu trop large pour être beau, il fermait des yeux sertis d’une forêt de cils disproportionnés. Il avait l’air épuisé, et je ne me lassais pas de lui inventer des vies fantasques et vertigineuses pouvant expliquer sa présence dans ce train, somnolant devant moi.



L’endormissement dans les transports en commun suit communément un cycle : bercé par les kilomètres et les bruits mécaniques, le voyageur s’endort sous les effets du ronronnement hypnotique des machines avant qu’une partie de son esprit, inquiète, le réveille, assailli par le stress de ne plus savoir où être, quand être, qui être, énergisé par la sensation de ralentissement du véhicule, cherchant frénétiquement le nom de la station pour enfin comprendre à quel point le sommeil coupable a entraîné le pauvre dormeur loin sur les sentiers du rêve comme du domicile. Une fois rassuré de n’avoir point dépassé sa destination, galvanisé par la certitude que l’adrénaline produite par cette mésaventure permettra à la somnolence de disparaitre, le voyageur qui dort, le dormeur qui voyage — le somnambule ferroviaire — sent à nouveau ses yeux se fermer, et le cycle reprend.

Cette peur atavique au réveil est à l’image du risque que le sommeil représente ; dormir, c’est ne pas se rendre compte des dangers potentiels qui peuvent surgir ; somnoler, c’est ne pas être prêt à fuir ou combattre immédiatement en cas de besoin ; mais dans notre monde moderne, le sommeil est surtout un moment assez intime durant lequel on apparait sans les fards protecteurs et mystérieux du masque social porté au quotidien : fermer les yeux, c’est être vulnérable.

La brute emprunte le sourire apaisé du bon, le truand baisse sa garde, et chez tout un chacun, petit à petit, tous les muscles, toutes les tensions se relâchent vers un abandon de soi total. Le sommeil, c’est un saut de la foi dans l’inconnu.



Et ainsi, je devins témoin de l’endormissement toujours plus profond et inextricable de mon compagnon anonyme de voyage : la paupière qui devient lourde, la tête qui bascule, la jambe qui perd de son tonus musculaire jusqu’à reposer sur la mienne… et inexorablement le réveil soudain, la peur, le stress, le manque de sommeil, la fatigue, la fatigue, la réalisation fatiguée du contact physique, le retrait soudain et brutal du genou coupable, gêné de l’envahissement de mon espace vital.

Dans quel monde vit-on pour que quelqu’un puisse être gêné d’être exténué ? Apeuré d’un contact physique aussi innocent que celui de deux articulations séparées par plusieurs couches de vêtements ? Comment interpréter ces humains du XXIe siècle qui bien qu’adultes peuvent se confondre en excuse et rougir effarouchement à leurs doigts s’effleurant en tentant d’attraper en même temps une même salière ? Je crois sincèrement et profondément que l’homme est un animal social et tactile, et que les sociétés qui prohibent le plus les contacts sont les plus malades de leur solitude. Qu’importe que dans votre sommeil, s’il n’est pas par trop aviné, vous empiétiez sur mon territoire, du moment que mon sens olfactif est épargné ! Votre tête voisine pourrait rouler sur mon épaule que je ne verrais pas de raison de vous réveiller… Réveiller quelqu’un, c’est toujours, quelque part, le torturer ; le faire de manière violente et indignée, c’est d’une révolte qui me dépasse autant qu’elle me laisse songeur.



Après quelques minutes, la peine était trop forte de le voir toujours sortir d’un sommeil pénible car interrompu trop vite, trop fort, trop régulièrement, et je me penchai vers lui.

« À quel arrêt descendez-vous, monsieur, lui demandai-je ?
 — Je… Quoi ?
 — Quel est votre arrêt ?
 — XXX, mais je…
— Parfait, je sors juste avant ; si vous voulez, vous pouvez vous endormir sans vous inquiéter de rien : je vous réveillerai pour votre arrêt », dis-je dans un sourire.

Interloqué, le jeune homme hésitait. Sans que je ne comprenne pourquoi. Une seconde s’envola.

« Oh, euh, et bien, d’accord, merci, finit-il par répondre.
 — Je vous en prie, c’est bien normal ! »



Mon interlocuteur se réadossa au dossier, puis referma ses yeux. Toujours sous la surprise relative de ma proposition, il semble lutter un peu, suspicieux, mais peine perdue : paupières lourdes, tête qui bascule vers la fenêtre à travers laquelle filait la nuit éclairée au sodium, corps qui s’affaisse, apaisé, suivant la courbe peu ergonomique de la bakélite des sièges.

Ses jambes glissèrent petit à petit, et sa cuisse appuyée sur la mienne devint une ancre autour de laquelle son corps ankylosé put — enfin ! — se reposer. Il dormit d’une traite pendant toute la dernière partie du voyage.

Arrivé à destination, je lui secouai l’épaule doucement :
« Votre arrêt est le suivant, monsieur. »

Il se réveille doucement, me regarde, et sourit. Un sourire franc ; un sourire reposé, aussi.

« Merci. Merci, vraiment !
 — Je vous en prie, on sait tous ce que c’est, non ?
 — Non, pas vraiment. Personne n’aurait… Merci.
 — Bonne soirée, monsieur. »



Je quittai le métro et son dormeur enfin réveillé ; sur la route vers mon propre sommeil, une citation me revint, appropriée. Montherlant disait l’être humain la proie de trois maladies indomptables : le besoin de nourriture, le besoin de sommeil et le besoin d'égards.

Et bien vous en tirerez la conclusion que vous voulez, parce que moi, je ne sais pas trop comment finir.