Lomig

August 31, 2022

Métonymie de l’humanité

Date de publication originale : 4 septembre 2016
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Je suis dans le train, avec une heure de retard, le précédent ayant été annulé. Il fait gris, et si la température commence à descendre, l'air reste lourd de l'été qui n'en finit pas de mourir. Mes humeurs sont à l’image du temps, et je m’abîme dans la contemplation de mes pensées moroses.
 

 
Face à moi, une femme. Elle a entre quarante et cinquante ans, le regard inquisiteur qui fouille l'horizon pour attraper ce qui la distraira durant son voyage. Elle porte des lunettes d'écailles violines sur un nez vaguement à la retroussette. Son visage, particulier, laisse apparaître une grosse bouche dans des joues rebondies, donnant à sa tête une étrange forme de poire. 
 

Elle a par moment le demi sourire attendrissant de l'être humain mélancolique et — car ? — seul. Un rapide coup d'œil me permet de constater l'absence d'alliance à son doigt, d'une main surmontée d'une montre fantaisie en plastique pastel qu’une activité matrimoniale proscrit.

Sa poitrine, raisonnable en taille, accompagne un physique mince, mais ne faisant aucun cas de la salle de sport. Pas de téléphone, pas d'iPod, pas de livre ; juste les mouvements rapides de la tête pour absorber toute l'expérience que peut représenter un voyage en train. 
 
 

J'ai du mal à détacher mon regard du sien. Du mal à ne pas lui imaginer une vie en solitaire qu'elle est peut-être loin d'avoir. Du mal à ne pas lui inventer une vie trop triste, vie que je considère immédiatement et irrationnellement injuste. Du mal à ne pas décider pour elle des raisons la poussant à affronter, seule, un voyage en train un dimanche matin. 
 

 
Bien sûr, que je pourrais vous décrire sa vie durant des heures ! Sa petite existence rangée, avec son vieux chat handicapé à charge ; son bureau sombre dans lequel elle est considérée comme une collègue sympathique bien que discrète, et qu'on ne voit pas en dehors des heures de travail ; ses visites chez le médecin, toujours trop tard, mais parce qu'elle ne voulait pas gêner ; sa mère, veuve, qu'elle aime et qui est son seul lien social — C'est d'ailleurs pour son traditionnel poulet du dimanche qu'elle est dans ce train aujourd'hui. Je le pourrais, mais est-ce utile ?
 

Car à ce moment cette femme dont je ne sais rien, cette femme dont je sais tout, sourit pleinement. Pas à moi, non : à la vie, au voyage, à la situation présente, à une de ses pensées... Et sa bouche ingrate devient à mes yeux magnifique, son regard devient l'expression de la bonté, et une émotion ineffable m'étreint.

J'ai aimé cette femme.