Richard Prasquier

December 22, 2023

La défense de l'altérité, un combat ancré dans l'histoire juive (texte de 2009)

J’ai écrit ce texte en 2009 après l’élection de Barack Obama. Je l’ai retrouvé par hasard le 22 décembre 2023 le lendemain d’une chronique sur le mouvement woke où je m’interrogeais sur sa caractérisation des Juifs comme des oppresseurs dominants et sur l’étiolement des liens entre Juifs et Noirs. Le monde intellectuel a changé et ce texte aidera peut-être certains à étayer leur réflexion sur la chronologie de ces changements, mais il y a des mouvements de fond qui réapparaissent avec régularité, et l’incrimination des juifs dans les désastres en fait malheureusement partie …..Richard Prasquier



Les juifs, du fait de l’histoire, ont été sans cesse confrontés à l’altérité. Je suis né en Pologne à la fin de la guerre, je suis venu en France à l’âge d’un an. Nous étions réfugiés polonais ; ma femme est juive polonaise d’Amérique du Sud. J’ai des enfants en Israël, en Autriche, aux États-Unis. Dans notre famille on parle couramment trois ou quatre langues à table. Par conséquent, la diversité culturelle et la richesse de notre tradition d’ouverture vers le monde sont fortes. Le juif a toujours été l’Autre dans la civilisation occidentale ; en Europe, il a servi d’Autre, le seul Autre d’ailleurs. Pendant des siècles un Français n’a jamais vu de Noir, d’Arabe. Tout le monde était chrétien sauf une petite minorité, d’ailleurs définitivement chassée en 1394, jusqu’en 1791 où l’autorisation est redonnée aux juifs de se présenter sur le sol de France. Ainsi, le seul élément d’altérité de la société chrétienne était le juif.

Son altérité a rempli deux fonctions différentes : elle était tout d’abord un signe de la victoire de la religion chrétienne et de la vérité de cette religion. De fait, la mise à l’écart du juif représentait dans le domaine eschatologique une signification forte ; le Verus Israël c’était le monde chrétien. Puis est venue s’ajouter une seconde fonction du juif comme élément d’altérité. La crainte qu’il suscitait était facteur de cohésion sociale. La société se soudait contre lui. Le juif permettait d’expliquer ce qui n’allait pas dans la société. C’est ce qui s’est passé pendant la peste noire au XIVe siècle où les juifs étaient accusés d’empoisonner les puits. Au XIXe siècle, avec l’effervescence de la science, les juifs sont entrés dans la modernité et autant leur premier élément d’altérité en tant que successeurs de ceux qui avaient tué Jésus s’atténuait peu à peu, autant le second, les juifs en tant qu’explication des problèmes de la société, s’est développé dans plusieurs domaines. L’emprise du capitalisme cosmopolite sur l’économie était le fait des juifs (les banquiers...). Vous voyez ce phénomène très largement réapparaître aujourd’hui alors que la crise financière fleurit. Comme le 11-Septembre a été expliqué par beaucoup de personnes, en particulier dans le monde musulman, comme un complot sioniste. Le thème du complot a également été mobilisé pour expliquer le développement du socialisme comme une volonté des juifs d’abattre les racines de la civilisation chrétienne. Je ne peux évidemment pas éluder le racisme, c’est-à-dire le fantasme de la dégradation du monde idéal de la pureté raciale par le métissage juif.

L’altérité, les juifs connaissent et ils en ont souffert. Aujourd’hui dans un pays comme la France, les juifs ne souffrent plus de discriminations. À la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE), les dossiers ne touchent que peu de juifs ; les juifs ne sont plus discriminés à l’embauche alors qu’auparavant si vous vouliez par exemple entrer au Quai d’Orsay, il valait mieux ne pas avoir un nom juif. Mon prédécesseur à la tête du CRIF, Roger Cukierman, écrit dans son livre Ni fiers ni dominateurs
 que lorsqu’il a commencé son travail de banquier, on lui a dit « avec le nom que vous portez, il vaudrait mieux que vous ne veniez pas chez nous ».

L’histoire joue son rôle et la situation évolue. En 1944, lorsque les Américains ont débarqué et nous ont sauvés, leur armée était raciste. Elle était le reflet du racisme de la société américaine, largement supérieur à celui qui existait en France. Lorsque Martin Luther King a commencé sa croisade, les premiers autour de lui étaient des juifs. Son combat était aussi notre combat, un combat pour participer pleinement à la société sans discrimination. Et, nous sommes toujours aujourd’hui extrêmement sensibles à ces situations. En effet, l’histoire des juifs les conduit à être sensibles à toutes les formes de discriminations liées à la couleur de peau, à la tradition religieuse, à l’origine ethnique, aux préférences sexuelles, au genre ou encore au handicap.

Des évolutions se produisent ; avec l’élection d’un métis à la présidence des États-Unis, le monde ne sera plus le même. Cela nous donne un certain espoir. Je ne fais pas partie de ceux qui croient que ce qui s’est produit durant la Seconde Guerre mondiale vis-à-vis des juifs puisse encore se reproduire. Cela n’empêche pas que nous devons être lucides et très attentifs aux phénomènes « complotistes » antisémites qui se manifestent plus ou moins ouvertement, souvent par Internet par exemple, à la suite des attentats du 11-Septembre, de la crise financière récente et même après le Tsunami il y a quelques années ! Les incriminations sur la responsabilité des juifs d’Israël dans ces événements sont évidemment grotesques. L’inventivité des individus n’a pas de bornes, avec souvent une explication de ce qui ne va pas chez nous par un complot ourdi par le juif, d’autant plus dangereux qu’il n’est pas reconnaissable, contrairement au Noir. Dans une partie du monde musulman, cette manifestation d’antisionisme qui touche à l’antisémitisme est considérable. Ainsi, il est inscrit dans la Charte du Hamas : « musulman, le jour viendra où tous les arbres te diront, musulman, il y a un juif derrière moi, viens et tue-le, sauf un arbre que l’on appelle l’arbre des juifs... ». Au-delà d’un discours de lutte d’un pays contre un autre, il s’agit d’une manifestation très claire d’antisémitisme.

Il convient, néanmoins, de garder espoir car le monde avance. Le fait que nous autres juifs ne soyons pas victimes de discrimination actuellement en France est la preuve de ces changements.

En ce qui concerne la diversité, je voudrais rappeler l’histoire de la tour de Babel. Les hommes, dit la Genèse, avaient au départ une seule langue, or leur outrecuidance est devenue tellement grande qu’ils ont voulu construire une tour qui allait jusqu’aux cieux pour prendre la place divine. Cette tour a été détruite et les hommes se sont mis à parler des langues différentes, ils ont été divers. C’est la condition de notre monde. Le judaïsme considère qu’il y a un Dieu pour le monde entier, mais qu’il n’y a pas une religion pour le monde. Je pense que, bien que ce ne fût pas toujours la pensée et la conduite de tous les juifs, la religion juive incorpore intrinsèquement la diversité et en fait une richesse. C’est ce que souligne le grand rabbin d’Angleterre, Jonathan Sacks, dans un livre intitulé La Dignité de la différence.
Revue internationale et stratégique 2009/1 (n° 73),