Radio J. 10 avril 2025
Comme citoyen et comme Juif, je ne suis indifférent ni au Rassemblement National, ni à l’état de droit démocratique en France. J’ai donc essayé de comprendre la saga judiciaire qui implique Marine Le Pen, mais je conviens que parlant d’un domaine qui n’est pas de ma compétence, je m’expose peut-être à des critiques justifiées. Elles me feront progresser…
Il y a dans le jugement du Tribunal Correctionnel une peine principale, une peine complémentaire et l’exécution provisoire.
Sur la base de 2500 documents provenant d’une enquête entamée en 2015 à la suite d’un signalement de Martin Schulz, alors président du Parlement européen, il ne fait aucun doute qu’il y a bien eu un détournement, évalué à plus de 4 millions d’euros, des salaires versés entre 2004 et 2016 aux assistants parlementaires des députés européens du Front National, et donc payés in fine par les contribuables, vers des activités non liées à leur fonction européenne.
Cela a entrainé la condamnation de Marine Le Pen et de certains de ses collaborateurs à diverses peines de prison et à diverses amendes. C’est la peine principale.
Cette peine est accompagnée d’une peine d’inéligibilité, autrement dit impossibilité de se présenter ou d’exercer un mandat électoral. Cette peine est dite complémentaire, comme le sont dans d’autres circonstances des peines d’interdiction de séjour, civiques, familiales, professionnelles ou autres.
La période dite de prévention pendant laquelle les détournements ont été jugés va de 2011 à 2016. La loi dite Sapin 2 qui a rendu obligatoire une peine complémentaire d’inéligibilité, en demandant au juge d’expliquer le cas échéant pourquoi il ne l’appliquait pas, a été promulguée en décembre 2016 mais mise en vigueur quelques mois plus tard. Elle semble donc être postérieure à cette période de prévention. Mais avant cette loi, les juge disposaient d’une marge d’appréciation pour prononcer ou non l’inéligibilité. C’est qu’ils ont fait ici eu égard à l’ampleur et au caractère systématique du détournement.
Ils l’ont assortie d’une décision d’exécution provisoire..
Alors que la règle générale en matière pénale est que les décisions ne sont exécutées que si elles sont définitives, c’est à dire après épuisement des recours, la Loi Guigou de 1999 a permis au juge de prononcer l’exécution provisoire notamment pour prévenir une récidive ou pour préserver l’ordre public, à condition de motiver cette décision, conçue comme une mesure préventive pour la société. L’exécution provisoire a depuis lors souvent été prononcée à l’encontre de détenteurs de mandats locaux, obligés de démissionner de ces mandats, ou interdits d’y postuler pendant un temps donné. En revanche, le Conseil Constitutionnel a refusé l’application aux parlementaires car ceux-ci expriment directement la souveraineté nationale. C’est pourquoi Marine Le Pen garde son siège de député. En revanche Louis Aliot conserve son mandat de maire de Perpignan car il a été dispensé d’exécution provisoire.
Si la décision de condamner Marine Le Pen et les autres dirigeants du Rassemblement National, ainsi que les mesures d’inéligibilité associées n’ont pas surpris les spécialistes, il n’en a pas été de même pour l’exécution provisoire.
Tenus à motiver leur décision, les juges ont pointé un risque de récidive qui parait d’autant plus hypothétique que le Rassemblement National par ses succès électoraux bénéficie de subventions confortables. Ils ont aussi souligné le trouble possible à l’ordre public démocratique. L’éventuelle élection à la Présidence, donc l’immunité légale, d’une candidate qui s’obstine à nier la véracité des faits de détournement d’argent public, ébranlerait en effet les principes élémentaires d’exemplarité et de probité sur lesquels la République est construite.
On peut comprendre l’exaspération des juges devant le déni du détournement et redouter ce qu’il signifie pour le comportement ultérieur de l’éventuelle présidente. Mais on peut aussi considérer que ces faits sont insuffisamment graves pour empêcher Marine Le Pen d’être candidate.
En l’absence d’exécution provisoire, elle pouvait espérer que le jugement d’appel aurait lieu
après l’élection présidentielle où son éventuelle victoire l’aurait de toute façon fait annuler.
Il lui faut désormais que le procès en appel précède la présidentielle, ce qui sera le cas, les juridictions des cours d’appel ayant fait preuve d’une célérité toute particulière. Ce qui souligne comme est scandaleuse la comparaison que Marine Le Pen a faite entre sa soi-disant mise à mort judiciaire et le décès de Navalny, assassiné dans sa prison par le régime russe.
Ce que sera l’arrêt de la Cour d’Appel, nul ne peut le présumer, et quel qu’il soit, il sera qualifié de politique par ses opposants. S’il est à peu près exclu qu’elle prononce une relaxe, et peu vraisemblable qu’elle ne prononce pas d’inéligibilité, elle peut écarter une exécution immédiate. C’est peut-être une suggestion en ce sens qui a été faite par le Conseil Constitutionnel qui, sollicité par le Conseil d’Etat dans l’affaire d’un élu municipal de Mayotte destitué, avait profité de l’occasion pour rappeler le 28 mars qu’il appartient au juge de ne pas entraver la liberté des droits de l’électeur……
Pour Marine Le Pen, clamer sa complète innocence n’est pas tant une ligne de défense maladroite que la volonté de perpétuer la fiction du chevalier sans reproche que Jean Marie Le Pen, malgré ou à cause de son passé et de ses multiples dérapages, claironnait au Front National. On se rappelle comme sa fille exigeait une tolérance zéro pour les hommes politiques coupables de malversations et elle tient plus que tout à préserver ce mythe.
Cette victimisation véhémente lui amènera des voix chez ceux qui sont convaincus que le système politique est corrompu et confisqué par une élite auto-proclamée qui se venge sur une femme qui en a fait bien moins que d’autres. Mais il éloignera les électeurs séduits par un Rassemblement National respectabilisé et qui lui sont indispensables pour espérer une victoire présidentielle.
Quant au discours sur le gouvernement des juges, il rencontre celui de la France Insoumise, sauf que pour Bardella les juges sont «rouges» et pour Mélenchon, ils ne le sont pas assez. Cette connivence ne doit rien au hasard.
Il y a un grand pas entre le fait de se plaindre que certains juges inclinent les verdicts en fonction de leurs présupposés idéologiques, leur tentation messianique, comme l’écrit Noëlle Lenoir, ce qui est vraisemblablement le cas dans l’exécution provisoire appliquée à Marine Le Pen , et celui de considérer que le pouvoir de juger doit revenir au peuple souverain, comme le réclame Jean Luc Mélenchon, l’homme qui a dit que la République, c’était lui.
Laisser tous les pouvoirs au peuple souverain, c’est au mieux se plier à la loi de la majorité, au pire à celle qu’un dictateur pourrait façonner à sa guise.
Les Juifs qui furent le prototype des minorités dans l’histoire ne doivent jamais oublier que la démocratie, c’est aussi le droit d’expression des minorités.
Il fut un temps où les dérives des hommes politiques étaient essentiellement jugées par le Parlement, représentant le peuple. Ce temps, c’était la Troisième et la Quatrième République. C’est pour éviter le copinage politique que les infractions électorales ont été dirigées vers le juge. Il est clair que cette évolution risque elle aussi d’entrainer des dérives et que l’équilibre est délicat à trouver, mais il n’y pas de démocratie sans séparation des pouvoirs.