Richard Prasquier

September 11, 2022

Préface à l’Héritage anti-juif (Gilles Emsellem Ed. de l’Harmattan)


On dit souvent de l’antisémitisme que c’est la haine la plus ancienne de l’humanité. Une telle
généralisation relève partiellement du cliché, mais il est indubitable que la haine envers les Juifs perdure de
très longue date sous des masques renouvelés. La monstruosité de la Shoah n’a pas suffi à l’éradiquer, toute
vivace qu’elle est aujourd’hui sous ses avatars d’Israélophobie antisioniste et d’accusations complotistes.
Le terme même d’antisémitisme, qui s’impose actuellement, est tard venu, 1879,  dans l’histoire de cette
vieille haine.  Nous le devons à Wilhelm Marr, un journaliste allemand qui a donné un cachet philologique,
soi-disant scientifique et non plus religieux, à sa propre judéophobie qui ne l’avait pas empêché d’épouser à
trois reprises des femmes aux origines juives…

Étant donné le contraste entre la modernité du terme et l’ancienneté de la chose, on comprend que Gilles
Emsellem donne à son livre le titre L’Héritage antijuif en évitant ce mot antisémitisme historiquement daté et
manipulable. On a vu il y a quelques années de savants experts prétendre que l’antisémitisme ne pouvait pas
exister dans le monde arabe, puisque les arabes sont eux-mêmes des sémites. Ce qui est indiscutable sur le
plan linguistique  relève du déni grossier si on sort de ce cadre. Cette protestation hypocrite a obligé à des
contorsions sémantiques et terminologiques. C’est un exemple de ce que les anglo-saxons appellent un « red
herring », le moyen rhétorique de détourner une argumentation en focalisant la critique sur un point 
artificiel.

Il existe plusieurs histoires de l’antisémitisme de grande qualité.  En langue française, il suffit de citer
l’œuvre de Léon Poliakov et aujourd’hui celle, considérable, de son disciple Pierre André Taguieff, sans
oublier bien entendu Jules Isaac dont le travail sur les sources chrétiennes de l’antisémitisme a contribué au
bouleversement théologique dans le monde chrétien dont le concile Vatican II fut le symbole pour les
catholiques. 

Gilles Emsellem ne se situe pas dans la suite de ces travaux magistraux, et ne prétend pas faire œuvre
originale d’historien, qu’il n’est pas et qu’il ne prétend pas être, mais son livre, fondé sur la présentation au
public de documents originaux, qu’ils soient des textes législatifs, des témoignages personnels, des œuvres
littéraires (Bialik après le pogrome de Kichinev….), des fragments de livres d’histoire, des articles de
journalistes (Albert Londres en Ukraine…) est d’un immense intérêt. 

Non pas tant pour l’expert, qui connait les textes ici exposés (tout en n’excluant pas certaines surprises !),
ni  pour le novice qui  se plonge pour la première fois dans les racines de cet antijudaïsme qui a marqué de
son empreinte les civilisations d’origine chrétienne et musulmane, car il bénéficierait probablement d’un
accompagnement chronologique plus classique pour ne pas être décontenancé.

Mais pour ceux qui connaissent des portions de cette histoire ( et qui n’en connait pas ?) ou qui ont déjà
beaucoup lu, mais cherchent à tisser des fils de liaison temporels ou géographiques, à détecter la marche
souterraine des causalités  derrière la brutalité des événements, à repérer les invariants et à évaluer l’action
spécifique des hommes, ce livre offre des clefs de compréhension inédites.

Pour qui redoute l’anachronisme interprétatif, il n’y a rien de tel que de se reporter à l’original des textes.
Certes, on n’y lira pas noir sur blanc les ressorts cachés et en particulier l’avidité financière à l’œuvre dans
tant de décisions de spoliations, rançons, expulsions, vraies ou fausses réintégrations, mais on y verra les
motivations apparentes traduisant les  cadres religieux, moraux et culturels du temps et du milieu. Et, parfois,
on voit vivre, survivre, lutter ou mourir les Juifs eux-mêmes. On les voit aussi protester, tel ce rabbin qui
essaye d’écrire directement à Louis IX, le roi Saint Louis, que sa foi chrétienne a rendu si hostile aux Juifs.
De tels textes, peu connus, donnent l’impression d’un regard sans filtre sur une réalité lointaine. 
Le choix des événements ne se veut pas exhaustif, mais significatif. Il est toujours placé en contexte.

Certains de ces événements sont des bouleversements, d’autres des anecdotes sans conséquences, mais riches
de sens. On a oublié aujourd’hui qu’un ministre de La Défense syrien est presque parvenu, il y a moins d’une
génération, à obtenir un doctorat en Sorbonne avec une thèse absurde et antisémite authentifiant le meurtre
rituel chez les Juifs, ce qui en dit long sur certaines compromissions  académico-politiques.
Grâce à la comparaison typologique qui structure cet ouvrage, on trouvera à de nombreuses reprises des
analogies saisissantes séparées dans le temps et l’espace. Un exemple : un livre de Francisco de Quevedo, un
des auteurs majeurs du siècle d’Or artistique espagnol (XVII e ). On y voit apparaître le thème du complot juif
pour la domination du monde, 250 ans avant le faux tsariste des Protocoles des Sages de Sion.

L’antijudaïsme raciste, auquel certains auteurs du XIX e siècle prétendront donner des bases scientifiques,
avec les dramatiques conséquences que l’on sait, est contraire à l’enseignement de l’Église où la conversion
au christianisme suffit pour le salut. Mais c’est dans un pays hautement catholique, l’Espagne, qu’est
apparue une distinction entre Nouveaux chrétiens et Vieux chrétiens, sous prétexte de limpieza de sangre
(pureté de sang). Le livre de Gilles Emsellem rappelle les étapes de cette mutation et aussi les oppositions
qu’elle a provoquées.

Pour certains épisodes connus, mais qui ont laissé dans la mémoire collective une trace indistincte et
parfois simpliste, l’auteur a sélectionné des documents précis, souvent peu connus, mais significatifs: par
exemple l’Affaire Mortara où un article du journal des deux Mondes explique d’une façon très claire les
différents enjeux (familiaux, juridiques, diplomatiques) de cet enlèvement d’enfant qui a soulevé l’émotion
en Europe.

Pour l’affaire Beilis, un procès de crime rituel au début du XXe siècle, où l’accusé juif a été finalement
acquitté par la justice russe, les documents montrent l’inanité de l’accusation et l’ignorance crasse du
judaïsme des soi-disant experts accusateurs.

Pour des événements majeurs, comme l’émancipation des Juifs de France, notre connaissance se limite
souvent à un fait ou une phrase, en l’occurrence celle  du comte de Clermont Tonnerre (Tout accorder aux
Juifs comme individus, rien comme nation…), alors que son discours entier mérite d’être lu. On voit dans le
livre la genèse du vote, ou plutôt des votes, les oppositions et les textes remarquables en défense des Juifs,
tels ceux de l’abbé Grégoire ou de Mirabeau…

Mais il est aussi malheureusement utile de lire la violence antijuive manifestée par des luminaires de
l’histoire culturelle de l’Occident, qu’il s’agisse de Luther ou de Voltaire… sans parler de Henry Ford,
symbole de la civilisation de l’automobile. La lecture d’un fragment de Drumont dispense d’en lire plus sur
l’œuvre du personnage : la débilité des descriptions physiques qu’il fait des Juifs (souvent, ils ont un bras
plus court que l’autre…), pose la question accablante de la crédulité du lecteur militant.
Dans un registre moins incendiaire, on apprend les préjugés communs que véhiculait un homme de la
qualité de Jean Jaurès 

Au rebours de ces textes explicites, le livre ne cache pas non plus certains processus insidieux,  utilisés
pour marginaliser les Juifs élégamment , tels ceux qui visaient à limiter, jusque dans l’entre-deux-guerres,
leur entrée  dans les plus prestigieuses des Universités américaines.
Le lecteur trouvera dans ce livre de nombreux documents, souvent mal connus, sur les Juifs dans le
monde musulman, de Mahomet à aujourd’hui. Leur situation a considérablement varié avec la période, le
lieu et les hommes au pouvoir. Samuel ibn Nagrela, rabbin, vizir et chef des armées, qui parvint au XI e siècle
aux plus hautes positions sous le sultan de Grenade est souvent choisi comme un exemple de la cohabitation
heureuse dans l’Andalousie musulmane. Mais son fils et successeur finit crucifié alors que la communauté
juive de la ville était massacrée. 


Le livre de Gilles Emsellem rappelle que la situation des Juifs en pays d’Islam n’a souvent pas été ce long
fleuve tranquille que certains nostalgiques tiennent encore à décrire, mais qu’il y a eu beaucoup de mépris,
des persécutions et même des pogroms bien avant la création de l’État d’Israël. Pour la période
contemporaine, il souligne à juste titre la violence désinhibée contre les Juifs exprimée par divers canaux
d’information. Il rappelle aussi que la Charte de l’OLP appelant à la destruction d’Israël n’a toujours pas été
remplacée, malgré les promesses émises après les accords d’Oslo.

Une des qualités de l’Héritage antijuif est de ne pas se limiter à une lecture lacrymale du destin des Juifs.
La litanie des persécutions risque de laisser une trompeuse impression de malheur irrémédiable. Ce ne fut
pas toujours le cas et les sévices ont souvent entrecoupé des périodes où les Juifs pouvaient mener une vie
plus normale. On connait mal les conditions générales de leur existence au cours des époques anciennes,
parce qu’elles sont moins documentées. Les annales historiques ne laissent que peu de traces des périodes de
sérénité, mais peu aussi  des périodes chroniques d’humiliations. Il est bon en tout cas de lire le texte du
statut de Kalisz, qui sous l’autorité de rois tels que Casimir le Grand, assurait aux Juifs de la Pologne du
Moyen Âge une protection exceptionnelle à une période où leur situation devenait de plus en plus difficile en
Europe occidentale.

Certaines individualités peuvent changer le cours des événements. Tel évêque d’une ville rhénane
parvient à sauver la communauté juive  lors des massacres de la première Croisade, contrairement aux villes
voisines. Il y a eu des « Justes » de tout temps et le livre leur rend hommage. Il y a eu aussi de simples
hommes de bonne volonté. Le comte de Rayneval, chargé d’affaires à Rome, parvient à éviter qu’un bébé
baptisé ne soit enlevé à ses parents par la police pontificale. La même année 1840, à l’inverse, le consul
français à Damas, Ulysse de Ratti-Menton, excite les autorités turques et porte la responsabilité de la mort de
plusieurs Juifs lors d’une prétendue affaire  de meurtre rituel: il ne sera jamais sanctionné. Et chez les Papes,
entre le fanatique Paul IV Carafa et le respectable Clément VI qui essaye de faire entendre raison aux
chasseurs de Juifs au cours de la Peste Noire, les comportements ne sont pas tous identiques. Nous l’avons
vu dans une histoire plus récente…

Et puis, il y a cet homme qui symbolise l’épouvantablement banale décérébration nazie, et son système
d’inversion des responsabilités, ce Walter Mattner, excellent mari et père attentif qui, ayant participé aux
exécutions de Juifs ukrainiens (la Shoah par balles), écrit à son épouse que, en voyant tournoyer dans l’air les
bébés qu’il venait de tuer proprement, il pensait aux tortures que ces monstres n’auraient pas manqué
d’infliger à ses propres nourrissons plus tard, s’ils avaient été laissés en vie. Un génocide préventif…
Par la multiplicité des points de vue, la variété des sources, leur extension chronologique et géographique,
l’ampleur des recoupements typologiques,  la richesse et souvent l’originalité de sa documentation, ainsi que
par la justesse de ses commentaires, Gilles Emsellem, qu’il en soit remercié, nous donne un livre qui fait
penser….

Ce livre aidera peut-être le lecteur à décrypter en la rapprochant de l’antisémitisme d’hier, l’apparente
spécificité de l’antisémitisme d’aujourd’hui, en y retrouvant, dans ses mécanismes de jalousie, de convoitise,
de ressentiment, de crédulité, de tartuferie,  d’indifférence et de cruauté ainsi que leurs paravents de
victimisation, déni et bien-pensance, les fondements d’une question qui n’est pas une question juive, mais la
question de notre fragile et commune humanité.

10 avril 2022