Richard Prasquier

April 10, 2021

Réflexions sur le vocabulaire du Don

Publié sur YESSOD, avril 2021.


Le vocabulaire du don n’est pas un vocabulaire neutre.
En hébreu comme dans les langues européennes, il est ancré sur le rapport au divin. C’en est point que le mot le plus indifférent sur le plan religieux, celui de philanthropie, eut du mal à éclore en français: on cite Fénelon, au début du XVIIIe siècle seulement, comme premier utilisateur de ce terme, qui est pourtant de construction évidente avec une double racine grecque extrêmement simple: un « philanthrope » est quelqu’un qui « aime le genre humain ». Curieusement, le mot de « misanthrope » (celui qui déteste le genre humain) était bien plus utilisé, comme en témoigne le chef d’oeuvre de Molière.
Ce retard ne doit pas faire conclure que l’homme est un loup pour l’homme et que la philanthropie est une activité récente. Le langage chrétien connait la notion de « charité ». Charité, dont le sens s’est progressivement affadi, au point d’acquérir une connotation méprisante qui rend ce terme inaudible aujourd’hui, était le nom latin de « caritas », qui signifie qu’on attribue de la valeur (de l’estime, de la « cherté »: cher se dit carus) à un être. C’est le sens que l’on trouve aujourd’hui dans le mot anglais de « care ». Jérôme a utilisé « caritas » pour traduire en latin un mot de l’évangile de Jean en grec, le mot rare de « agapé » qui se distingue de « eros », amour sensuel, mais aussi de « philia » amour par partage d’intérêts, de sentiments, de valeurs. L’agapé est l’amour altruiste, inconditionnel  qui s’exprime en certaines parties du Cantique des Cantiques ou de Esaïe. Mais pour les chrétiens, l’archétype de l’agapé, donc de caritas, après la traduction de Jérôme, est l’amour du Christ pour l’humanité. C’est cet amour que l’homme est censé imiter en pratiquant la charité. Curieusement, l’ordre des Hospitaliers fut un des rares ordres chrétiens à explicitement pratiquer cette vertu. La barre était très haut. En hébreu le terme de « charité » est  censé correspondre plus ou moins (et plutôt moins que plus) à « חסד » (hèsed, bonté, d’où viennent les hassidim)….
.Mais en fait, pour le don l’hébreu utilise un autre concept, celui de צדקה (Tzedaka), dont la signification est profondément différente. La tzedaka, c’est la justice et la justice est l’antithèse de la charité au sens moderne de ce dernier mot. La tzedaka participe au « tikoun olam » à la «justification» du monde dans lequel le donateur a le privilège d’aider à accomplir l’oeuvre divine. D’où la formule suivant laquelle celui qui reçoit apporte plus à celui qui donne que l’inverse.
Maïmonide distingue huit niveaux de Tzedaka:donner contre son gré,  donner moins qu’on ne demande, donner ce qu’on demande, donner avant qu’on ne demande, donner publiquement à un récipiendaire inconnu, donner anonymement à un récipiendaire connu, donner anonymement à un récipiendaire inconnu, la plus admirable est de donner à quelqu’un de façon ce que ce don lui permette de sortir de la pauvreté: en quelque sorte un don préventif: l’éducation et l’apprentissage en font partie. Dans cette échelle, les dons au  Keren Hayesod se situent à un excellent niveau.

Aujourd’hui, le mot hébreu le plus habituellement utilisé pour le « don » est celui de תרומה (teroumah) 
Il a perdu sa connotation religieuse qui est pourtant profonde. Une panacha  de l’Exode porte ce nom. Plus encore, il existe un traité Teroumot dans la Michna et le Talmud de Jérusalem (pas dans le Talmud Bibli) .
Dans la Bible, il s’agit de la construction du Tabernacle, le מִשְׁכַּן‎ (mishkan). Les Hébreux vont apporter or, argent et cuivre, mais aussi pierres précieuses, étoffes, huiles et aromates, puisqu’ils avaient quitté l’Égypte couverts de richesses.Teroumah signifie ici offrande, en l’occurence pour la résidence divine qui accompagne les Hébreux dans le désert.
A l’époque du Temple,  la Teroumah c’est la  contribution que chacun offre à Dieu sur les produits de son travail, en particulier le grain, le vin et l’huile. Cette contribution  sera consommée par les prêtres, qui doivent être dans un état de pureté . Son montant n’est pas fixé, mais 1/50, est considéré comme l’habitude (1/40 pour les généreux, 1/60 pour les avares ou les pauvres….).  Etant donné sa signification, cette teroumah ne peut plus être donnée dans des conditions de pureté adéquate. 
La teroumah ne doit pas être confondue avec la dîme, מעשר(Maaser) moins liée au Temple. Elle sert à soutenir ceux qui s’occupent du service divin. Ses bénéficiaires furent d’abord les lévites, puis les « sages »  en général après la destruction du Temple et finalement les nécessiteux. Elle a pu plus facilement traverser les âges. En milieu religieux, le terme de « Maaser Kesafim », offrande du dixième de ses revenus est traditionnel.
Terouma signifie que l’on soulève  (להרים, leharim) son offrande et la même racine se trouve dans les multiples occurrences géographique de « rama » élévation, plateau (Ramat Gan, Ramat aviv, Ramat Hagolan, etc….). C’est pourquoi le mot est traditionnellement traduit en anglais par « heave offering ». 
Quoi qu’il en soit, l’offrande vite devenue pécuniaire (par exemple l’offrande du demi-shekel à ceux qui arrivaient à Jérusalem en provenance de l’étranger) a pris une place considérable dans toutes les communautés juives pour aider ceux qui étaient dans le besoin. Les Juifs de Jérusalem, une ville très pauvre, vivaient des offrandes des communautés juives du monde entier. Le « Kahal » polonais, recouvrait  les dons des communautés juives du pays et les répartissait. Son abolition à la suite d’un ukase russe de 1844 a accru la détresse économique de beaucoup de Juifs. 

Dans les termes relatifs au don, il faut citer celui de נדיבות (nedivout): générosité. Quant on parle du « nadiv » en Israël, il s’agit de Edmond de Rothschild, l’un des soutiens les plus actifs du sionisme, dont l’aide permit la création de Rishon le Tsion et celle de Zikhron Yaacov, où il a été réinhumé avec son épouse en 1954.

Et puis il y a un mot  étonnant, celui de patron, devenu hébreu banalementפטרון  
En hébreu le mot n’a rien à voir avec le sens français et tout avec le sens anglais. Il s’agit d’un homme qui soutient financièrement une action d’aide sociale, culturelle ou artistique.
Le glissement de sens peut se suivre dans l’histoire: le « patronus » (terme évidemment dérivé de pater, père) était à Rome un homme important qui tenait sous sa protection d’autres personnes, non esclaves, mais de rang plus modeste, ses clients, des plébéiens. De là le terme a été repris par le christianisme pour qualifier les saints protecteurs d’une activité quelconque. En France on en a tiré à partir du Premier Empire un terme pour désigner le chef d’un atelier, ou d’une petite entreprise, plus tard d’un service hospitalier ou finalement un membre quelconque de la classe honnie des exploiteurs du prolétariat. 
Les pays anglo-saxons ont choisi un mot différent pour rapporter des relations de sujétion économique sans utiliser le mot honni de maitre (master). Il ont pris le mot néerlandais de « base » qui est devenus « boss » et a fait la carrière que l’on sait. Mais « base » signifie maître en néerlandais….
Du coup le mot « patron » en anglais était disponible pour une utilisation à partir de la niche sémantique de « protection ». 
Il n’y a donc pas d’excuse de ne pas être un « patron » du Keren Hayesod. Et il est prouvé que donner améliore la santé…..