Richard Prasquier

March 24, 2022

Toulouse, de l’horreur à son interprétation

Actualité juive. 24 mars 2022
Déjà 10 ans. Quelques heures après l’attentat, j’accompagnais, comme Président du Crif,  Nicolas Sarkozy à Ozar Hatora dont l’ambiance déchirante reste au fond de ma mémoire. Pour les parents, la douleur les brûle encore chaque jour. Dévastés, Yaacov et Yafa Monsonego,  ont mobilisé toutes leurs forces pour l’établissement scolaire, aujourd’hui Or Hatora, où leur fille Myriam, 7 ans, a été tuée par un assassin qui la tenait par les cheveux. Samuel Sandler, son épouse et leur belle fille Eve ont perdu Jonathan et ses deux garçons, Arieh, 5 ans, et Gabriel, 3 ans. Eve Sandler a fondé un lieu d’étude à Jérusalem. De sa voix douce, Samuel parle aux jeunes et rejette le désespoir. Chacun à sa façon, les proches ont engagé un travail d’éducation et de transmission de valeurs où la haine n’a pas sa part. L’assassin, lui, une fois ses meurtres commis, avait joué au football et avait passé la soirée en boite. Ses admirateurs sont convaincus que, en raison de ses exploits admirables, il a une place enviable au Paradis avec les avantages qui vont avec. 
A chacun sa morale. Entendre dire que ces morales se valent toutes n’est pas supportable.
Evoquer la mémoire de ces jours, c’est être en empathie avec la douleur des familles des soldats assassinés. Le sergent-chef Imad Ibn Ziaten, dont la mère Latifa continue son admirable travail de détricotage de la haine, et les victimes du 17e régiment du  Génie Parachutiste à  Montauban, Mohamed Legouad et Abel Chennouf, mais aussi Loïc Liber, qui a survécu tétraplégique.
A juste titre, c’est aux victimes que nous accordons la priorité de nos pensées. Mais ces assassinats  étaient aussi des signaux politiques. Dix ans plus tard, il me semble que la question de leur interprétation reste d’actualité.
Le mercredi 21 mars 2012 avaient lieu les obsèques des soldats à la caserne de Montauban.  A 40 km de là, les policiers du Raid attendaient de donner l’assaut au domicile de l’assassin. J’avais derrière moi les candidats à l’élection présidentielle et leur unanimité était palpable. Jean Luc Melenchon n’était pas venu, mais ses déclarations n’avaient alors rien à voir avec ses allusions immondes de l’an dernier suivant lesquelles un attentat survenait souvent avant des élections et que cela aidait comme par hasard le pouvoir en place. Le gouvernement, le monde politique réagissaient avec empathie, la police avec détermination et les médias avec émotion.
 Pourtant préjugés, complaisances, dénis  et tabous n’ont pas manqué…
Le préjugé, ce fut, comme après l’attentat de Copernic, la focalisation sur une piste néo-nazie. Une filière avait été repérée quelques années auparavant dans le régiment de Montauban, ses membres chassés de l’armée, d’où l’idée, qui m’avait laissé sceptique, d’un assassinat de soldats musulmans (en réalité, Abel Chennouf et Loic Liber étaient chrétiens) et de Juifs. Vingt mille dossiers de soldats auraient été épluchés en vain, alors que Mohamed Merah, bien connu de la DCRI, à qui il avait justifié ses séjours prolongés au Moyen Orient et au Pakistan par des motifs touristiques, Mohamed Merah dont une voisine s’était plainte car il montrait à son fils des scènes de décapitation, qui avait dans son casier judiciaire dix huit faits de violences et sur lequel  les  services locaux  attiraient en vain l’attention, n’avait été ciblé que par le hasard d’une adresse mail et d’un concessionnaire Yamaha perspicace. En tout cas, le Président du CFCM, convié comme moi en urgence à l’Elysée ce 19 mars fatidique, s’indignait que certains pussent suspecter un musulman: « Impossible, Monsieur le Président, l’Islam est une religion de paix… ». 
La complaisance compassionnelle a fait de Mohamed Merah la victime du racisme de la société française. C’était l’opinion de Tariq Ramadan, très en vogue à l’époque, et il n’était pas le seul. Certains  plaignaient Merah de n’avoir pas reçu assez d’amour parental.  On  n’écouta guère Abdel Ghani, le frère aîné, qui soulignait l’antisémitisme virulent de la famille. 
Le déni fut de souligner le caractère  atypique de la radicalisation de Mohamed Merah: pas de mosquée, pas de réseau, il se serait radicalisé tout seul et du coup était indétectable. En réalité, les liens de la famille Merah avec la fameuse filière d’Artigat, de l’imam Olivier Corel, plaque tournante  du djihadisme français, ont rendu  invraisemblable cette hypothèse de loup solitaire. Il suffit de penser au demi-frère, Sabri Essid,  un des plus féroces assassins de Daech.
Enfin, le tabou… Très vite, il fut de bon ton de considérer les musulmans comme les victimes  des attentats car ceux-ci augmentaient la méfiance envers l’Islam d’une société française qui avait des pulsions racistes. Le président de la Licra m’avait proposé de faire une grande manifestation à Paris contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Je lui ai répondu que je ne savais pas si Merah était raciste ou xénophobe et que cela me paraissait hors sujet, mais que j’étais sûr qu’il était antisémite et qu’il détestait l’armée française. Il me répondit que si la manifestation n’était que contre l’antisémitisme, les musulmans ne viendraient pas. J’ai préféré annuler le projet et je suis allé à Toulouse avec Hassen Chalghoumi, à qui je veux rendre hommage. Mieux valait pas de manifestation qu’une manifestation pour « ne pas nommer les choses…. »
Préjugés, complaisance, déni et tabous se sont-ils amendés depuis 10 ans?…… 

Richard PRASQUIER