Chronique Radio J. 17 avril 2025
Le ghetto de Varsovie a été clôturé le 16 novembre 1940. C’était plus d’un an après l’occupation de Varsovie par les Allemands, occupation qui contrairement à celle de Paris eut lieu après un assez long siège qui détruisit une partie de la ville. Varsovie devint le chef lieu d’un des quatre districts du Gouvernement Général de Pologne, un Etat croupion entièrement dirigé par les Allemands et dont la capitale était Cracovie. Les Juifs furent dépouillés de leurs moyens économiques, soumis au travail forcé et au port du brassard. Aux Juifs de Varsovie (près de 40% de la population de la ville) s’ajoutèrent les Juifs d’autres villes et villages, fuyant les exactions et les assassinats qui accompagnaient la présence des troupes allemandes, et espérant qu’ils seraient plus en sécurité dans la capitale.
Ces Juifs réfugiés, dont certains étaient sans ressources et sans contacts, seront les premières victimes de la faim, du froid et des maladies. On estime que 80 000 personnes étaient déjà mortes avant la moindre déportation à Treblinka.
Avec l’aval des autorités médicales allemandes, l’argument suivant lequel les Juifs étaient par nature porteurs de germes avait été mis en avant pour justifier la création des ghettos. Une propagande couvrit les murs de Varsovie, avec un sinistre personnage de Juif tout similaire au Cyril Hanouna représenté par LFI il y a quelques semaines. Elle expliquait que comme les Juifs apportaient le typhus, il fallait les mettre à l’écart. Dans le ghetto il y avait des spécialistes pour expliquer que la sous alimentation, la promiscuité, le froid et le manque de savon étaient les responsables du typhus, mais on doit constater que hier comme aujourd’hui la bactériologie antisémite, depuis le Sida, le Covid et l’empoisonnement de l’eau, fermente de façon aussi efficace qu’imbécile.
La surface du ghetto était de 300 hectares pour une population de près de 450 000 personnes. C’est une densité 8 fois plus qu’à Paris intra-muros, 25 fois plus que dans l’enclave de Gaza à laquelle le ghetto est si souvent comparé et, je l’ai vérifié, c’est le double de Tondo, le quartier le plus dense de Manille et peut-être du monde. Imaginons un citoyen moyen transporté dans un tel environnement clos, avec des gardiens à la matraque ou au pistolet faciles, l’angoisse du lendemain, la faim et le froid ,les trois démons du ghetto….
Le 22 juillet 1942 au soir commença la «Gross Aktion», une section de l’action Reinhard, le programme d’extermination des Juifs du Gouvernement Général de Pologne dans les camps de Belzec, Sobibor et Treblinka. Odilo Globocnik, l’un des plus grands criminels nazis, était à Lublin le maitre d’oeuvre de ce plan. Envoyé avec des détachements de gardes ukrainiens et lettons, le SS Herman Höfle procéda à la déportation de près de 300OOO Juifs. Pendant deux mois, ce fut un Vel d’Hiv tous les 2 jours. Quelques heures après avoir été rassemblés, les déportés étaient gazés à Treblinka après une voyage bref, mais terrible. Emmanuel Ringelblum, l’historien qui avec son groupe Oneg Shabat, a colligé des archives fondamentales sur la vie dans le ghetto, s’indigne de ce que la déportation et l’envoi à la mort d’une telle masse de gens n’ait pas entrainé d’action de résistance organisée. C’est ce qui explique aussi la longue réticence des Israéliens à honorer ces souvenirs de persécutions mortelles mais aussi de dramatique faiblesse.
Car le sort des Juifs déportés fut rapidement connu: les valises qui revenaient non ouvertes dans un train qui faisait la navette, le témoignage de Yaakov Rabinowicz, un jeune Juif religieux qui avait pu fuir de Treblinka et revint au ghetto pour informer de l’impensable: le travail à l’Est n’était qu’un leurre de plus….
Le Président du Judenrat, Adam Czerniakow, un homme honnête mais naïf, comprenant enfin qu’il avait été continuellement berné par les Allemands et que sa politique de temporisation avait totalement échoué, s’empoisonne dans l’indifférence et les policiers juifs du ghetto, espérant sauver leur peau et celle de leur famille, coopèrent avec les nazis sur l’Umschlagplatz. Ringelblum a contre eux des mots d’une impitoyable dureté.
Début octobre 1942, il ne reste plus que 50 000 Juifs dans le ghetto. Quelques uns organisent des bunkers où ils essaieront de survivre sous terre, d’autres restent dans l’illusion qu’ils seront toujours protégés comme ils l’ont été jusque-là par le travail de confection qu’ils font pour les habits de l’armée allemande dans les ateliers Toebbens, les plus jeunes comprennent que les Allemands vont revenir et qu’il faut s’unir pour combattre et mourir dans la dignité: le ZOB , Organisation juive de Combat, se constitue alors enfin entre les bundistes et les sionistes de gauche, les sionistes de droite «révisionnistes» s’organisant de façon autonome au sein de la ZZW. Le ZOB amène dans le ghetto Jan Karski, un émissaire du gouvernement polonais en exil, pour qu’il puisse témoigner au monde du drame qui s’y déroule. Karski le fera, avec une détermination aussi admirable qu’infructueuse.
En janvier 1943, un groupe dirigé par Mordechai Anielewicz empêche pour la première fois avec les armes une unité allemande de procéder à une rafle. Enfin, le 19 avril, à l’opération de liquidation du ghetto lancée par les nazis répond l’héroïque combat que chacun connait.
Entre le 16 novembre 1940 et le 22 juillet 1942 le ghetto de Varsovie vécut 613 jours dramatiques et complexes, où la survie dépendait de la contrebande avec le monde extérieur.Je ne suis pas de ceux qui attribuent au nombre 613, celui des prescriptions religieuses selon la tradition rabbinique, une signification métaphysique. Mais c’est toute une société de près d’un demi-million de personnes qui a fonctionné près de deux ans dans des conditions inouïes et néanmoins normées.
La détresse était inégale. Des cafés et des concerts ont eu du succès, quelques fugaces fortunes se sont constituées et certains salauds ont momentanément prospéré.Treblinka les a presque tous engloutis en même temps que les autres, d’autant que les Allemands faisaient vite le ménage des collaborateurs devenus inutiles.
Mais y a eu surtout un héroïsme de la solidarité du quotidien, celui des représentants d’immeubles, des enseignants clandestins, des responsables d’orphelinats, de dispensaires et de réseaux de soutien. Il y a eu les guides spirituels qui reformulaient le judaisme dans les conditions extrêmes, tels les rabbins Menachem Ziemba ou Klonimus Shapira. Il y a eu les poètes, tels Wladislaw Schlengel qui mettaient en mots ce que chacun ressentait.
Quelques noms, trop souvent ignorés, parmi bien d’autres:
Rachel Auerbach, qui a permis de retrouver le premier bloc d’archives enterré dans le ghetto par le réseau Oneg Shabbat dont elle était une des rares membres survivants. Elle a passé sa vie à recueillir des témoignages en Pologne puis à Yad Vashem. Encore cachée à Varsovie du côté aryen, elle a décrit dès 1943 son expérience de directrice de soupe populaire dans le ghetto, un texte déchirant, au plus près du regard accusateur et vide des enfants mourant de faim.
Stefania Wilczyńska, le bras droit de Janusz Korczak, qui comme lui a refusé de fuir et a accompagné le 5 août 1942 leurs 200 orphelins dans leur marche silencieuse dans le ghetto jusqu’à l’Umschlagplatz où ils montèrent dans les trains de la mort..
Isaac Giterman, figure emblématique de l’entraide humanitaire, admiré de tous à l’intérieur du ghetto , abattu par les allemands en janvier 1943
Et parmi les non-juifs,
-la famille Wolinski qui a été fusillée en 1944 avec la famille de Ringelblum qu’elle cachait après leur fuite du ghetto, peu de temps avant le début de la révolte.
- Irena Sandler, bien sûr, qui grâce à son poste au service d'aide sociale a pu exfiltrer dans des conditions parfois abracadabrantes 2500 enfants juifs du ghetto de Varsovie et dont le Comité Nobel Norvégien aurait été bien inspiré de lui accorder un Prix qu’elle méritait bien plus qu’un vice-président américain auteur d’un livre sur le réchauffement climatique (Al Gore).
Et c’est avec un anonyme que je voudrais finir. Il a 6, 8 ou 10 ans; il se faufile dans les interstices du mur ou dans le réseau des égouts et apporte chaque jour à sa famille de quoi manger. C’est le petit «shmuggler», le petit contrebandier, qu’un garde laisse passer, qu’un autre assassinera peut-être, et dont le souvenir marque à jamais la mémoire du ghetto de Varsovie.